Conseil d'État, 10ème - 9ème chambres réunies, 27/11/2019, 405496

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

La société Vorwerk Elektrowerke GmbH et Co. KG a demandé au tribunal administratif de Montreuil de prononcer la restitution de la retenue à la source prélevée sur les dividendes de source française perçus au titre de l'année 2008. Par un jugement n° 1205676 du 2 décembre 2014, le tribunal administratif de Montreuil a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 15VE00991 du 29 septembre 2016, la cour administrative d'appel de Versailles a rejeté l'appel formé par la société Vorwerk Elektrowerke GmbH et Co. KG contre ce jugement.

Par un pourvoi, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 29 novembre 2016, 28 février 2017 et 2 mai 2019, la société Vorwerk Elektrowerke GmbH et Co. KG demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 8 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la convention signée le 21 juillet 1959 entre la France et l'Allemagne en vue d'éviter les doubles impositions en matière d'impôt sur le revenu et la fortune ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 22 novembre 2018, Sofina SA, Rebelco SA et Sidro SA contre ministre de l'action et des comptes publics (affaire C-575/17) ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Pierre Ramain, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Anne Iljic, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, au Cabinet Briard, avocat de la société Vorwerk Elektrowerke Gmbh et Co. KG ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 14 novembre 2019, présentée par la société Vorwerk Elektrowerke GmbH et Co. KG ;




Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Vorwerk Elektrowerke GmbH et Co. KG, dont le siège est en Allemagne, a été constituée sous la forme d'une " société en commandite à responsabilité limitée " prévue par la loi allemande sur les sociétés en commandite dotées d'un régime de transparence fiscale. Elle a reçu, le 29 décembre 2008, de la société française Vorwerk Semco SAS, dont elle détient 100 % du capital, un dividende de 32 millions d'euros qui a été soumis à la retenue à la source prévue par le 2 de l'article 119 bis du code général des impôts, au taux de 15 % fixé par l'article 9 de la convention fiscale franco-allemande. La société Vorwerk Elektrowerke GmbH et Co. KG se pourvoit en cassation contre l'arrêt de la cour administrative d'appel Versailles du 29 septembre 2016 qui a rejeté son appel contre le jugement du tribunal administratif de Montreuil du 2 décembre 2014 rejetant sa demande tendant à la restitution de cette retenue à la source


2. En premier lieu, l'article 145 du code général des impôts dispose que : " 1. Le régime fiscal des sociétés mères, tel qu'il est défini à l'article 216, est applicable aux sociétés et autres organismes soumis à l'impôt sur les sociétés au taux normal (...) qui détiennent des participations satisfaisant aux conditions ci-après : / a. Les titres de participations doivent revêtir la forme nominative ou être déposés dans un établissement désigné par l'administration ; / b. les titres de participation doivent représenter au moins 5 % du capital de la société émettrice ; ce pourcentage s'apprécie à la date de mise en paiement des produits de la participation. (...) / c. Les titres de participation doivent avoir été conservés pendant un délai de deux ans. (...) ". Aux termes de l'article 216 du même code : " I. Les produits nets des participations, ouvrant droit à l'application du régime des sociétés mères et visées à l'article 145, touchés au cours d'un exercice par une société mère, peuvent être retranchés du bénéfice net total de celle-ci, défalcation faite d'une quote-part de frais et charges. ". L'article 206 du même code dispose que : " 3. Sont soumis à l'impôt sur les sociétés s'ils optent pour leur assujettissement à cet impôt dans les conditions prévues à l'article 239 les sociétés en commandite simple ; (...) Cette option entraîne l'application auxdites sociétés (...), sous réserve des exceptions prévues par le présent code, de l'ensemble des dispositions auxquelles sont soumises les personnes morales visées au 1. / 4. Même à défaut d'option, l'impôt sur les sociétés s'applique, sous réserve des dispositions de l'article 1655 ter, dans les sociétés en commandite simple et dans les sociétés en participation, y compris les syndicats financiers, à la part de bénéfices correspondant aux droits des commanditaires et à ceux des associés autres que ceux indéfiniment responsables ou dont les noms et adresses n'ont pas été indiqués à l'administration ".

3. Il résulte de ces dispositions, notamment de celles de l'article 145 du code général des impôts, que toutes les sociétés ou personnes morales soumises totalement ou partiellement à l'impôt sur les sociétés entrent dans le champ d'application du régime fiscal des sociétés mères. Tel est notamment le cas des sociétés en commandite simple, pour l'ensemble de leurs bénéfices si elles optent pour le régime des sociétés de capitaux en application des dispositions du 3 de l'article 206 du code général des impôts ou, en l'absence d'une telle option, pour la seule part prévue au 4 de l'article 206 cité au point 2.

4. En jugeant qu'une société en commandite simple établie en France ne relevait pas du régime fiscal des sociétés mères et ne pouvait bénéficier des avantages attachés à ce régime, alors que, comme il a été dit au point 3, les sociétés en commandite simple entrent dans le champ d'application de l'article 145 du code général des impôts, au moins pour la part de leurs bénéfices prévue au 4 de l'article 206 cité au point 2, la cour administrative d'appel de Versailles a commis une erreur de droit.

5. En second lieu, aux termes du 2 de l'article 119 bis du code général des impôts, dans sa rédaction alors applicable : " Les produits visés aux articles 108 à 117 bis donnent lieu à l'application d'une retenue à la source dont le taux est fixé par l'article 187-1 lorsqu'ils bénéficient à des personnes qui n'ont pas leur domicile fiscal ou leur siège en France (...) ". Les dividendes figurent au nombre des produits visés aux articles 108 à 117 bis de ce code. En application de l'article 187 du même code, dans sa rédaction alors applicable, le taux de la retenue à la source est fixé en principe à 25 % du montant de ces revenus. Il est réduit à 15 % par l'article 9 de la convention fiscale conclue le 21 juillet 1959 entre la France et l'Allemagne.

6. Dans l'arrêt du 22 novembre 2018 par lequel elle s'est prononcée sur les questions dont le Conseil d'Etat, statuant au contentieux l'avait saisie à titre préjudiciel par sa décision du 20 septembre 2017, la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que, du fait de la différence de technique d'imposition des dividendes entre les sociétés non-résidentes, qui sont imposées immédiatement et définitivement lors de leur perception par une retenue à la source, et les sociétés résidentes, qui sont imposées en fonction du résultat net bénéficiaire ou déficitaire enregistré, la législation française procure un avantage fiscal substantiel aux sociétés résidentes en situation déficitaire dont ne bénéficient pas les sociétés non-résidentes déficitaires et que cette différence de traitement dans l'imposition des dividendes, qui ne se limite pas aux modalités de perception de l'impôt, constitue une restriction à la libre circulation des capitaux qui n'est pas justifiée par une différence de situation objective. En l'absence de justification pertinente à cette restriction, la Cour de justice a dit pour droit que " les articles 63 et 65 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à une réglementation d'un État membre, telle que celle en cause au principal, en vertu de laquelle les dividendes distribués par une société résidente font l'objet d'une retenue à la source lorsqu'ils sont perçus par une société non-résidente, alors que, lorsqu'ils sont perçus par une société résidente, leur imposition selon le régime de droit commun de l'impôt sur les sociétés ne se réalise à la fin de l'exercice au cours duquel ils ont été perçus qu'à la condition que le résultat de cette société ait été bénéficiaire durant cet exercice, une telle imposition pouvant, le cas échéant, ne jamais intervenir si ladite société cesse ses activités sans avoir atteint un résultat bénéficiaire depuis la perception de ces dividendes ". Il résulte de ce qui précède que le droit de l'Union européenne fait obstacle à ce qu'en application des dispositions du 2 de l'article 119 bis du code général des impôts, une retenue à la source soit prélevée sur les dividendes perçus par une société non-résidente qui se trouve, au regard de la législation de son Etat de résidence, en situation déficitaire.


7. En jugeant que l'imposition par la retenue à la source des dividendes perçus par la société Vorwerk Elektrowerke GmbH etCo. KG ne pouvait être regardée comme constituant une différence de traitement caractérisant une restriction à la liberté d'établissement sans vérifier l'existence d'une situation déficitaire au regard de la législation de son Etat de résidence, la cour a commis une erreur de droit.


8. Il résulte de tout ce qui précède que la société requérante est fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque.

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Versailles du 29 septembre 2016 est annulé.
Article 2 : L'affaire est renvoyée à la cour administrative d'appel de Versailles.
Article 3 : L'Etat versera à la société Vorwerk Elektrowerke GmbH et Co. KG une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Vorwerk Elektrowerke GmbH et Co. KG et au ministre de l'action et des comptes publics.

ECLI:FR:CECHR:2019:405496.20191127
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